Comme un tuteur de tomates

Cela fait 8 ans que Sophie travaille au lycée polyvalent Darius Milhaud du Kremlin Bicêtre comme professeur d’espagnol. D’abord en communauté au Kremlin-Bicêtre, puis à Villejuif, elle a la chance de pouvoir rejoindre son lieu de travail à vélo. Temps de respiration profonde, le matin, après celle, nécessaire, de l’oraison communautaire… Elle nous partage avec simplicité comment elle vit sa mission de religieuse dans un lycée public de banlieue parisienne…

Mon lycée n’est sans doute pas plus violent que la normale, mais pour quelqu’un qui ne fréquenterait pas les jeunes des cités, il pourrait paraître particulièrement brutal, que ce soit par le volume sonore, l’aspérité du langage, ou ce qui s’y vit parfois… Mais c’est aussi un lieu formidable de vie : avec mes collègues, dont l’amitié s’est tissée au fil des années et pour certains, mon engagement religieux connu et apprécié ; avec les élèves, car leur dynamisme est une leçon de vie. Lorsque pour certains d’entre eux, la pratique paroissiale leur fait associer Mme M. Sophie à Sr Sophie, une complicité particulière se noue, à l’insu des autres.

Dans mon service, j’ai toujours choisi de prendre une classe en section professionnelle. Ces élèves y sont le plus souvent par défaut et le peu de mixité sociale renforce leur sentiment d’être dans un ghetto. C’est pourtant avec eux que j’apprends le plus. En début d’année, comme mes collègues, j’y vais comme au combat. Nous sommes obligés d’imposer un cadre, des rituels mêmes, qui aident à instaurer une habitude vertueuse. Comme apprendre à se saluer, debout, en silence, apprendre à se tenir sur une chaise… Etre présent à son propre corps est tout un exercice.

Leur grand sens de la justice me demande d’être très rigoureuse à appliquer moi-même ce que je leur demande. Ils m’apprennent à être vraie, juste, à donner du sens aux choses.

Mais il sont surtout en grande quête d’affection. Les élèves les plus récalcitrants veulent simplement voir si on ne se fatiguera pas de s’intéresser à eux. Leurs actes, souvent déplacés, sont comme des cris d’appel. Lorsqu’ils comprennent qu’on ne va rien céder de nos exigences, et que malgré les pires bêtises, on continue de les regarder avec un regard qui ne condamne pas, mais qui espère,  alors quelquechose se produit. Ils comprennent qu’ils sont aimés, qu’on espère en eux. Cette année, c’est l’histoire de Jonas qui m’a beaucoup éclairée : Jonas, à la fin de sa mission, est comme dépité que le Seigneur ne punisse pas les habitants de Ninive pour leurs méfaits. Il se couche et dort à l’ombre d’un ricin. Le lendemain, il se met en colère car celui-ci s’est desséché. Alors le Seigneur lui dit : « Tu t’es apitoyé, toi, sur ce ricin, pour lequel tu n’as pas peiné et que tu n’as pas fait grandir, qui en une nuit a poussé et en une nuit a péri. Et moi, je ne m’apitoierais pas sur Ninive, la grande ville, où il y a plus de 120 000 hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, ainsi que des bêtes en grande nombre !» (Jonas 4, 10-11).

Avec ces élèves aux vies souvent difficiles, j’apprends à pardonner, à déplacer ma propre individualité, à les regarder dans  leur chemin de croissance qui est tellement plus compliqué que n’a été le mien, car moi, j’ai eu des parents qui m’ont aimé, une société qui m’a enseigné des valeurs, une Eglise qui m’a nourrie … Eux, tels des plantes fragiles exposées aux vents violents, ont si peu de personnes sur qui s’appuyer pour grandir. Alors face au soin que le Seigneur prend avec eux, il me revient à moi, d’être comme un tuteur de tomates, de redresser, sans casser, avec beaucoup d’amour.

C’est bien la mission de ma congrégation, favoriser la croissance humaine et spirituelle de toute personne, plus particulièrement des plus délaissés. Alors  la classe peut devenir une école de vie… Oui, ces jeunes me permettent de croire aux miracles, quand je vois les loups devenir des agneaux, comme Achraf apprenant à ses camarades à rester en silence et sans utiliser leur portable, lors d’un exercice de confinement, dans le noir, sous les tables.  Comme Bachir, Ylan, … reprenant leurs cours et levant la main pour participer. Petites victoires, mais pas de géants, quand ils viennent de si loin.

Une mission passionnante, éreintante parfois, mais qui m’apprend la patience de Dieu, son amour inconditionnel envers chacun de nous.

Sophie

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